LE RETOUR ETONNANT DU YABLONER REBBE

May 3rd, 2023

C’était par une journée chaude de mai 1975, le soleil brillait sur le campus de Cal-State à Northbridge, en Californie, une foule de parents, grands-parents, frères, sœurs et amis se pressait pour célébrer la remise des diplômes de leurs proches. Une fois entrées dans la salle de remise des diplômes, les familles cherchaient du regard leur proche diplômé parmi les centaines d’élèves assis au premier rang. Les mères, fières de leur progéniture, envoyaient des baisers, aux diplômés, en coiffe et toge, qui souriaient timidement.

Un petit vieillard, entra lentement dans le couloir, il ne venait pas féliciter un petit enfant. Vêtu d’une toge et d’une coiffe noire, il était lui-même l’un des élèves diplômés, et à près de 80 ans, il en était largement le doyen. Sans faire attention à la cohue qui l’entourait, il s’avançait lentement, répondant d’un discret signe de tête aux quelques personnes qui croisaient son regard. Alors qu’il arrivait à mi-chemin, un homme dans la trentaine lui barra soudainement le chemin.

« Salut tonton! »

Le vieil homme leva les yeux. Il fit un large sourire et ses yeux tristes brillèrent de plaisir.

« Ehoud ! je ne t’attendais vraiment pas. C’est tellement gentil de ta part. Merci beaucoup d’être venu. Tu sais que ce n’était pas nécessaire… »

« Ne sois pas ridicule, » répondit Ehoud, « comment aurais-je pu manquer la remise de ton diplôme ? »

Le vieil homme sourit à nouveau et serra la main de Ehoud. Un préposé l’exhortait à aller trouver sa place, et il alla lentement rejoindre les autres diplômés, parmi lesquels il dénotait. Ceux qui le connaissaient l’appelaient George ou M. Nagel. C’était son nom – George T. Nagel, un vieux juif à l’accent étranger qui vivait dans le dortoir et que l’on trouvait le plus souvent en train de lire à la bibliothèque.

Au cours des cinq années qu’il avait passées au CSUN, George ne s’était pas véritablement fait d’amis parmi les jeunes étudiants. Personne ne savait exactement quel âge il avait, ni pourquoi il était si désireux d’obtenir un diplôme en psychologie. Mais, personne ne s’en souciait assez pour le lui demander.

George Nagel était un solitaire. Bien qu’il ait toujours été poli, ses interactions se limitaient aux heures de repas, et il n’avait manifestement aucune réelle envie de se sociabiliser. Il était discret et studieux, tel un fantôme qui vivait sous le nom de George T. Nagel depuis plus de 40 ans. Son véritable nom était Yehezkel Taub, il était le descendant de l’une des dynasties hassidiques les plus illustres de Pologne. Il avait hérité du titre de son père à l’âge de 24 ans, ainsi que d’une cour hassidique prospère comptant des milliers de fidèles.

En fait, personne au CSUN lors de cette chaude journée de 1975 ne savait, que George T. Nagel n’était autre que le « Yabloner Rebbe ». Fondateur d’un village unique appelé Kfar Hasidim près de Haïfa dans ce qui est aujourd’hui l’État d’Israël, où, avant l’Holocauste, il conduisit des centaines de ses fidèles hassidim depuis la Pologne. Ce que même Taub ne réalisait pas ce jour-là, c’est qu’un lent processus avait commencé, celui qui verrait le Yabloner Rebbe se réconcilier avec son passé et renouer avec le projet unique auquel il avait désespérément essayé d’échapper, mais avec lequel il était inévitablement lié.

Yehezkel Taub naquit le 7 octobre 1895 à Nowe Miasto (Neishtot en yiddish), une petite ville de Pologne à l’est de Płońsk, au nord de Varsovie. Son père, le Rav Yaakov Taub, était le « Rebbe » de Jabłonna (Yablona), une petite ville rurale près de Varsovie qui abritait une communauté juive orthodoxe dynamique. Révéré à travers la Pologne, ce maître Hassidique était un arrière-petit-fils de Yehezkel Taub -premier du nom- l’illustre Rebbe de Kouzmir (Kazimierz Dolny), précurseur et ancêtre de plusieurs dynasties hassidiques, notamment Modzitz, réputée pour son amour de la mélodie et pour ses nombreuses compositions musicales de Chabbath et des fêtes.

Le Yabloner Rebbe, le rabbin Yaakov Taub (1860-1920), père du rabbin Yechezkel Taub de Jabłonna.

Le père de Rav Yaakov, Rav Yossef Moche Taub (mort en 1866), avait quitté Nowe-Miasto – où son père Rav David Tzvi Hirsch Taub avait fondé une branche de la secte du Kuzmir – pour s’installer à Jablonna. Pieux et dévot, le Rav Yossef Moshe s’était marié à une petite fille du Rav Yisrael Hopstein, le légendaire Maggid de Kozhnitz, et avait créé sa propre branche de la dynastie Kuzmir à Jabłonna, devenant le premier Yabloner Rebbe. Malheureusement, il décéda jeune. Son fil Yaakov alors âgé de six ans fut élevé par son grand-père maternel.

En 1882, Rav Yaakov épousa Beila Gurman et, dans les années qui suivirent, fonda une famille de cinq enfants – Yehezkel et quatre filles. Curieusement, c’est son gendre, Haim Yossef Halevi Vanchotzker, marié à sa fille aînée, Mihal Rahel -plutôt que son fils, Yehezkel- qui était destiné à être son successeur. Toutefois Haim Yossef mourut subitement, et la succession devait désormais revenir à Yehezkel. Mais rien ne pressait, Rav Yaakov était encore dans la cinquantaine.

Cependant Rav Yaakov n’était pas en bonne santé. Peu de temps après le début de la Première Guerre mondiale, il déménagea de Jabłonna pour Varsovie, afin de se rapprocher des meilleurs médecins et établissements de santé de Pologne. En vain. À l’été 1920, âgé de soixante ans, il décéda. Yehezkel, à moins de vingt-cinq ans et à peine préparé pour le poste, fut alors propulsé à la tête de l’une des plus prestigieuses cours hassidiques de Pologne.

Avec l’aide de sa femme, Pearl, descendante de Kozhnitz qu’il avait épousée en 1915, et de sa sœur aînée, Mihal Rahel désormais veuve, Yehezkel se mit à la tâche, afin de diriger et inspirer ses disciples, déterminé à être digne de l’héritage de son père et de la dynastie hassidique de Kuzmir. Instruit et intelligent, il adopta un style chaleureux et agréable, véritablement soucieux du bien-être de ses disciples. Il s’impliqua dans tous les aspects de la vie de ses fidèles, s’assurant que les riches aident les pauvres et que les moins aisés consacrent du temps aux affaires de la communauté afin qu’ils ne se sentent pas redevables. Ses hassidim le vénéraient et se rendaient à ses rassemblements hebdomadaires, le Tish du vendredi soir. Il chantait avec eux et les régalait de paroles de Torah. Le nouveau Yabloner Rebbe était alors considéré comme une étoile montante du hassidisme de Pologne, et un futur leader de la communauté juive polonaise dans son ensemble.

Tout bascula en 1924, avec la visite à Jabłonna d’un parent éloigné du jeune Rav, le charismatique Rav Yeshaya Shapira, prince du monde hassidique polonais.

Le défunt père de Rav Yeshaya, Rav Elimeleh Shapira, était le révéré Rebbe de Grodzisk, dont les adeptes, répartis dans toute la Pologne, se comptaient par dizaines de milliers. Tragiquement, ses trois fils aînés moururent de son vivant. Dans la soixantaine, il s’était remarié, et avait eu deux autres fils. L’ainé, Rav Kalonymos Kalman de Piaseczno, qui devint malgré lui le Rav du ghetto de Varsovie, et dont les sermons pleins d’inspiration qu’il insuffla aux juifs démoralisés, furent retrouvés sur des bouts de papier dans les décombres du ghetto après la guerre et publiés dans un livre intitulé Ech Kodech («Le Feu sacré»).

R. Kalonymos Kalman Shapira de Piaceszno, auteur d’Esh Kodesh, vers 1925, avec son fils R. Elimelech Benzion, qui a péri dans l’Holocauste, dans une photographie inconnue découverte dans les archives du Yabloner Rebbe. Il n’y a pas d’autres photos confirmées de R. Elimelech Benzion.

Yeshaya Shapira, son jeune frère, naquit un an avant le décès de son père Rav Elimeleh. Leur mère retourna chez ses parents, et les deux garçons furent élevés et éduqués par leur grand-père, le Rav Chaim Shmuel Horowitz-Szterenfeld de Chantchin -descendant du « voyant de Lublin » – l’un des Rebbe hassidiques les plus insolites de Pologne à cette époque. Incroyablement studieux et doté d’une intelligence particulière, il était autant réputé pour terminer le Talmud et le Choulhan Arouh chaque année, que pour sa «cour» très ostentatoire. Mais il était surtout connu pour son soutien enthousiaste au mouvement proto-sioniste, Hovevei Zion, et pour ses encouragements à l’installation en Terre Sainte.

Ce fut ce dernier aspect qui passionna son petit-fils, Rav Yeshaya. Rejetant toutes les tentatives susceptibles de l’entraîner à diriger sa propre secte hassidique, il se consumait à l’idée de voir la réinstallation des Juifs en Terre d’Israël. En 1914, il visita la Palestine alors sous contrôle ottoman et y vit les progrès réalisés par les pionniers sionistes qui s’y étaient déjà installés. Malgré son ascendance hassidique élevée, il devint un membre actif du mouvement sioniste, alors largement dominé par des juifs laïcs ouvertement hostiles à l’observance de la Torah.

Avec la Première Guerre mondiale, Rav Yeshaya fut expulsé de Palestine par les Turcs. Contraint de retourner en Pologne, il fonda la branche polonaise du Mizrahi, et promut avec enthousiasme l’immigration orthodoxe en Palestine. En 1920, il réussit à retourner en Palestine avec l’intention de s’y installer, bien qu’initialement sa femme refusait de le rejoindre. En 1922, il présida la fondation de Hapoel HaMizrahi, organisation consacrée à la création d’installations agricoles religieuses en Palestine. Son rêve ultime était la relocalisation de toute une communauté hassidique polonaise. Ainsi la stigmatisation attachée à l’immigration sioniste serait contrebalancée par le succès de cette implantation sans compromis sur l’observance de la Torah ou leur identité hassidique. C’est dans cet esprit, qu’il partit en mission en Pologne en 1924 et alla rendre visite au jeune Yabloner Rebbe et sa communauté.

La visite de Rav Yeshaya eut l’effet d’une décharge électrique sur les hassidim de Jabłonna. Il régala ses hôtes de descriptions ardentes de la Terre Sainte, et leur fit part des opportunités d’acheter des terres et de créer des implantations agricoles. Les Turcs ottomans avaient quitté le pays, désormais contrôlé par les Britanniques. En 1917, le ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, Arthur J. Balfour, avait envoyé une missive à Lord Rothschild à Londres – qui deviendra plus tard connue sous le nom de Déclaration Balfour – déclarant officiellement que « Le Gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour les Juifs et fera tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter la réalisation de cet objectif ».

Jamais depuis l’époque de Cyrus le Grand, les non-juifs avaient encouragé les Juifs à retourner dans leur patrie, déclara Rav Yeshaya. L’attitude de Cyrus, avait abouti à la reconstruction du Temple à Jérusalem et au rétablissement de la suprématie juive sur leur Terre. A présent, des milliers d’années plus tard, cette même opportunité se présentait. Comment était-il possible que des juifs religieux, qui s’étaient attachés à leur héritage avec tant de ténacité au cours des millénaires, aient laissé passer cette occasion au profit d’autres juifs qui avaient rejeté la Torah et le judaïsme ? C’était une renaissance aux échos bibliques, continuait Rav Yeshaya, et quelle meilleure façon de saisir cette chance qu’en déplaçant de Pologne une communauté entière de hassidim, jeunes et vieux, riches et pauvres, pour aller au paradis sur terre, la Terre d’Israël.

Le discours passionné et l’enthousiasme contagieux de Rav Yeshaya eut un effet profond sur le Yabloner Rebbe et sur nombre de ses hassidim. Il convoqua immédiatement un rassemblement de tous ses partisans, au cours duquel il plaida avec force pour que les Yabloner commencent à se préparer à déménager en Palestine. Il proposa de partir accompagné des membres les moins aisés de la communauté pour jeter les bases nécessaires à l’installation. L’achat du terrain et toutes les dépenses initiales seraient financés par les membres les plus riches de la communauté, qui rejoindraient l’exploitation une fois installée.

A Jabłonna l’atmosphère fut euphorique. C’était comme si l’ère messianique était arrivée. Ceux qui envisageaient de voyager avec le Rebbe en Palestine commencèrent à se préparer pour le voyage, tandis que le Rebbe organisa fiévreusement une levée de fonds parmi ses partisans et auprès de toutes personnes affiliées aux groupes hassidiques de Kouzmir. Il alla également demander la bénédiction de grands Rebbe Hassidiques, pour tenter d’entériner une immigration hassidique à grande échelle en Palestine, autant que pour rassurer ses propres disciples qu’ils faisaient le bon choix.

Pourtant, il se heurta à la désapprobation inattendue de Rav Avraham Mordehaï Alter. Connu sous le nom de Gerrer Rebbe, Rav Alter était à la tête de dizaines de milliers de hassidim en Pologne – dont beaucoup occupaient eux-mêmes des postes éminents – et il était reconnu comme l’un des principaux dirigeants de l’orthodoxie européenne. Bien que les autres Rebbe fussent majoritairement antisionistes, le Gerrer Rebbe était moins hostile à cette nouvelle réalité. Contrairement à ses paires qui craignaient toute action des juifs orthodoxes qui pourrait être interprétée comme un soutien tacite aux idéaux des sionistes laïcs, il était favorable à l’immigration orthodoxe en Palestine. Mais après avoir interrogé longuement le Yabloner Rebbe sur tous les aspects du projet, le Gerrer Rebbe considéra qu’il s’agissait d’une très mauvaise idée.

« Ne prenez ni argent ni aide des sionistes laïcs », prévient-il, « ils n’ont pas à cœur vos intérêts et toute dépendance financière à leur égard sera un désastre total ».

Bien que surpris par cette réaction, le Yabloner Rebbe resta déterminé à réaliser ses plans. En quelques mois, il se retrouva sur un bateau en partance pour Haïfa avec à ses côtés quelques centaines de ses hassidim, et en poche l’argent de centaines d’autres qui souhaitaient posséder un terrain en Terre Sainte et participer à cette entreprise unique. A bord du bateau se trouvait Rav Yisrael Eliezer Hopstein, également en route vers la Palestine avec un groupe de Hassidim de Kozhnitz. Les deux décidèrent d’unir leurs forces pour construire ensemble une exploitation agricole hassidique. Arrivés en Palestine, ils furent accueillis par des responsables sionistes. On leur offrit des terres près de Tel Aviv, mais le Yabloner Rebbe préférait les montagnes surplombant la vallée de Jezreel près de Haïfa, et demanda à l’Agence juive et au JNF de l’aider à acheter des terres dans cette région.

Les principaux propriétaires terriens de la vallée de Jezréel étaient les Sursuks de Beyrouth, l’une des familles chrétiennes les plus importantes du Liban. Ils avaient eu pour projet de construire une ligne de chemin de fer à travers la vallée. Le légendaire diplomate britannique et philosémite chrétien, Sir Laurence Oliphant, avait travaillé dur pour trouver les investisseurs prêts à financer cette construction, mais le projet ne fut jamais réalisé. La terre était confiée à des métayers arabes qui n’avaient aucun droit de propriété. Les autorités britanniques confirmèrent au JNF que les Sursuks étaient prêts à les leur vendre sans préavis pour les résidents arabes, que l’on pouvait donc expulser sommairement et sans compensation.

Ainsi, avec l’aide du JNF et du célèbre acquéreur foncier sioniste, Yehoshua Hankin, le groupe de hassidim acheta plusieurs centaines d’hectares dont les villages arabes de Sheikh Abreik, El Harbaj et El Harchieh. Les résidents arabes reçurent une compensation pour quitter les terres et les deux groupes hassidiques commencèrent à construire des maisons sur une colline surplombant la vallée de Jezréel et la rivière Kishon. Le Yabloner Rebbe décida d’appeler sa section du village Nahalat Yaakov, d’après son défunt père, tandis que celle de Kozhnitz s’appellerait Avodat Yisrael («Travail d’Israël») – en référence au fondateur de la dynastie Kozhnitz, R. Yisrael Hopstein, le Maggid de Kozienice, dont l’ouvrage s’appelait également Avodat Yisrael.

Le Yabloner Rebbe conclut avec le JNF que la somme qu’ils avaient versée pour le terrain soit un prêt sans intérêt devant être remboursé par les quatre-vingt-dix familles au bout de deux ans, une fois l’installation terminée et opérationnelle, à condition que les familles restent sur place. Le JNF et le Rebbe étaient convaincus qu’il restait suffisamment de fonds pour mettre en place l’exploitation, qui, d’un commun accord, deviendrait une ferme laitière.

Des visiteurs importants se pressèrent pour venir voir ce phénomène remarquable, des agriculteurs sionistes hassidiques. Le Rav Avraham Yitzchak Kook, grand rabbin ashkénaze de Palestine, vint visiter la colonie avec son homologue séfarade, R. Yaakov Meir, accompagnés d’une importante délégation de rabbins venus de Jérusalem. Ils furent suivis par le philosophe sioniste Ahad Haam, lors de sa dernière visite en Palestine, imité par les célèbres écrivains sionistes Yehoshua Ravnitzky et Haim Bialik. Le futur président d’Israël, Haim Weizmann, s’y rendit également, accompagné de Lord Balfour, dont la déclaration de 1917 était le catalyseur qui avait conduit au contrôle britannique sur la Palestine ainsi qu’à la nouvelle vague d’immigration juive après la Première Guerre mondiale.

Au centre, le Yabloner Rebbe avec le rabbin Avraham Yitzchak Kook, en Palestine, en 1925. À droite du rabbin Kook se trouve le Grand Rabbin sépharade de la Palestine sous mandat britannique, le rabbin Yaakov Meir.

Weizmann, en tant que chef de l’Agence juive, avait par le passé, été particulièrement critique envers les immigrants polonais qui refusaient de travailler la terre, et en particulier les orthodoxes, qui s’étaient installés dans de nouvelles enclaves urbaines, comme Bnei Brak. Sa visite au village et à la ferme du Yabloner Rebbe fut alors largement diffusée pour souligner le dévouement de ces nouveaux pionniers hassidiques à l’idéal sioniste, pour qu’ils puissent servir d’exemple à d’autres.

Mais toute l’attention que recevait le Yabloner Rebbe et son exploitation, ne plut pas à tout le monde. Le mouvement sioniste laïc investissait depuis des années dans des programmes intensifs pour former des pionniers qualifiés et ses chefs mettaient à présent tout en œuvre pour accueillir des immigrants hassidiques sans qualification – et vraisemblablement, impossibles à entraîner. David Ben Gourion, qui dirigeait la puissante organisation syndicale de la Histadrut, s’attaqua, lors de son discours d’ouverture au Congrès sioniste de 1925 à Vienne, à ceux qui faisaient la promotion de la nouvelle implantation agricole hassidique : « Comment est-ce possible que ces Hassidim de Jabłonna et Kozhnitz soient autorisés à immigrer en Terre d’Israël et à gaspiller ses terres précieuses », lança-t-il rageusement, « S’ils doivent venir, laissez-les s’installer à Tel Aviv et laissez le vrai travail à des gens qui savent ce qu’ils font ».

Ben Gourion avait raison. Les quatre-vingt-dix familles qui avaient accompagné leur Rebbe en Palestine comprenaient des personnes âgées, des mères allaitantes et des jeunes enfants. Parmi les adultes, aucun n’avait de formation ou d’expérience dans la construction, l’élevage ou l’agriculture. L’idéalisme seul ne les porterait pas plus loin; cette communauté devait devenir autonome si elle voulait devenir l’avant-garde d’une immigration agricole orthodoxe que ses promoteurs espéraient.

Conscient de l’animosité engendrée par le projet, le JNF publie en 1926 une brochure dithyrambique: « Hasidim Alu El Ha’aretz» (« Les Hassidim Sont Montés Vers la Terre »). La courte brochure décrivait l’atmosphère éthérée d’un Chabbat dans le village de ces pionniers hassidiques. Chants, danses, inspirations, dans le cadre d’une communauté agraire utopique vouée à transformer le paysage aride de Terre Sainte en une « terre où coulent le lait et le miel ».

Le Yabloner Rebbe figurait en bonne place dans cette brochure, décrit comme le moteur de cette entreprise, travaillant du petit matin jusqu’à tard dans la nuit, concentré sur les moindres détails et disponible pour chacun de ses fidèles, jeunes et vieux, alors que tous luttaient pour transformer leur rêve en réalité.

Malheureusement, tout ce qui était susceptible d’aller mal, tourna mal. Malgré la compensation qu’ils avaient reçue, les fermiers arabes refusèrent de quitter leurs terres et villages. Puis de fortes pluies firent déborder la rivière du Kishon, inondant la vallée, qui devint rapidement un marécage incontrôlable. Les hassidim tentèrent de le drainer, mais en vain. Bientôt, la terre détrempée fut infestée de moustiques, provoquant une épidémie de paludisme, et certains succombèrent à la maladie.

Le pont qu’ils avaient construit sur la rivière du Kishon fut ensuite détruit par des bédouins qui campaient à proximité. La pluie persista et le marécage s’étendit tandis que les Arabes tuèrent l’une des vaches et la jetèrent dans le puits, contaminant l’approvisionnement en eau douce. Des serpents venimeux cachés parmi les ronces se mirent à mordre les ouvriers, en tuant plus d’un, tandis que d’autres furent assassinés par des maraudeurs bédouins. L’argent se fit de plus en plus rare et la nouvelle ferme laitière sembla incapable de continuer à faire face. Le soutien moral et financier enthousiaste des Hasidim restés en Pologne qui s’était poursuivi après leur arrivée, diminua pour cesser définitivement et bientôt les Hassidim furent littéralement affamés.

En 1928, le Rebbe se rendit aux États-Unis, où il visita diverses communautés pour récolter des fonds. Bien qu’il fût chaleureusement accueilli, le succès de sa campagne resta très limité et il revint les mains vides. En désespoir de cause, le Yabloner Rebbe se tourna à nouveau vers les organisations sionistes pour obtenir de l’aide. Mais il découvrit rapidement qu’elles étaient elles-mêmes confrontées à leurs propres défis. La Palestine connaissait alors une grave récession et le soutien financier des philanthropes sionistes d’Europe et des États-Unis avait grandement diminué. Malgré cela, déterminé, le Rebbe ne voulut pas laisser les nombreux obstacles détruire son rêve, ni ces difficultés dévaster la vie de tous ceux qui l’avaient rejoint pour le réaliser.

« Nous n’avons pas d’argent et nous sommes submergés par les difficultés », déclara-t-il aux responsables sionistes lors de leur rencontre, « mais nous sommes allés si loin, nous n’abandonnerons pas maintenant ».

Les administrateurs du JNF et de l’Agence juive étaient assis là, impassibles. Cette entreprise ne servait plus leur propagande comme en 1925 et ils n’étaient pas enclins à perdre du temps ou de l’argent sur un projet qui était de tout point de vue, un désastre.

Mais le Yabloner Rebbe avait un plan. Il irait convaincre un groupe qualifié d’ouvriers agricoles sionistes religieux du Hapoel HaMizrachi de venir travailler aux côtés de ses hassidim et les former. Chacun de ces ouvriers se verrait attribuer gratuitement sa propre parcelle de terrain pour construire une maison, en plus d’une terre qu’il pourrait cultiver à son profit. Le village qui s’était au début installé au sommet de la montagne descendrait dans la vallée, afin de rapprocher les fermiers de l’exploitation. Enfin, ils échangeraient les terres excédentaires avec le JNF et l’Agence juive pour de la nourriture et d’autres fournitures.

« Nous n’avons peut-être pas d’argent à vous donner », dit-il, « mais nous avons beaucoup de terres – bien plus que ce dont nous avons besoin pour assurer le succès de notre exploitation. Nous pouvons donner au JNF des terrains en échange de tout ce qui est nécessaire pour enfin réaliser notre projet ». Il les supplia, étranglé de sanglots, « S’il vous plaît, ne nous abandonnez pas à notre sort, mes hassidim sont en train de mourir, et je dois les sauver ! »

Les deux parties parviennent finalement à un accord. Les administrateurs sionistes insistèrent d’abord pour que les personnes âgées et les infirmes retournent en Pologne jusqu’à ce que tout soit à nouveau sur pied, car ils étaient des bouches à nourrir inutiles. Deuxièmement, la ferme laitière laisserait plutôt place à des vergers et des cultures. Troisièmement, le terrain devait, pour l’instant, être cédé au JNF. Le Yabloner Rebbe accepta à contrecœur toutes ces conditions.

En échange, l’Agence juive allait attribuer une allocation aux colons, tandis que le JNF s’occupait des dettes. Les deux branches hassidiques de la colonie fusionnèrent pour s’appeler Kfar Hasidim (village de Hasidim), et elles furent également rejointes par un troisième groupe – des sionistes religieux venus d’Allemagne et de Hollande, entraînés dans les camps de Hahshara en Europe, recrutés pour transformer la communauté agricole en une réussite.

En mai 1930, une route reliait désormais Kfar Hasidim à l’autoroute Haïfa-Nazareth. Le Yabloner Rebbe prit immédiatement des dispositions pour que les hassidim qui ne participaient pas à l’exploitation obtiennent des emplois à Haïfa, et un transport fut organisé pour faire le trajet chaque jour – une innovation remarquable pour l’époque.

Malheureusement, alors que les choses s’amélioraient pour Kfar Hasidim, le Yabloner Rebbe se retrouva rapidement bien malgré lui au cœur d’un scandale financier. La situation des Juifs en Pologne se détériorait brusquement, en particulier après 1935. Les hassidim qui étaient restés à Jabłonna commencèrent alors à affluer en Palestine, s’attendant à prendre possession des terrains qu’ils avaient payés plus d’une décennie plus tôt. Le Yabloner Rebbe, qui ne pouvait leur donner le moindre terrain ni rembourser l’argent fut accusé de voleur. Il les supplia de comprendre que leurs terres avaient été utilisées pour aider la colonie à survivre. Mais à leurs yeux, il était désormais un escroc qui avait frauduleusement pris leur argent sans donner ce qu’il avait promis en retour.

Les choses empirèrent, lorsqu’après le déclenchement de la révolte arabe en 1936 – et l’intensification de la violence contre les Juifs en Palestine – les premiers résidents de Kfar Hasidim commencèrent à demander de l’argent au Rebbe pour retourner en Pologne auprès de leurs familles. Mais il n’y avait pas d’argent pour eux non plus. Kfar Hasidim commençait tout juste à s’autofinancer; il n’y avait pas un centime de perdu ou à perdre.

Débiteur du JNF et de l’Agence juive, qui menaçaient de reprendre possession des terres et des maisons de Kfar Hasidim, sujet aux accusations de vol et d’escroquerie, le Yabloner Rebbe se rendit une nouvelle fois aux États-Unis en 1938 pour essayer de persuader quelques riches juifs sionistes de lui offrir un soutien financier.

Il ne reverrait pas Kfar Hassidim avant quarante ans.

Arrivé à New York, il emménagea chez Arella Mezrih, la fille de sa sœur Rivka Grafstein, décédée tragiquement en 1931 après avoir été mordue par un serpent. Arella avait grandi à Kfar Hasidim, mais quelques années plus tôt, elle était partie pour les États-Unis. En 1935, peu après son arrivée à New York, elle épousa Mordehai Mezrich, un immigrant russe. La famille Mezrich avait une entreprise de fabrication de sacs sur la côte Est et était relativement prospère. Depuis la maison des Mezrich, le Yabloner Rebbe entreprit la visite des communautés orthodoxes prosionistes susceptibles d’apporter un soutien au développement de Kfar Hasidim. Il s’associa à la Fédération des Juifs polonais d’Amérique, une organisation fondée en 1908 pour aider les Juifs polonais qui venaient s’installer aux Etats-Unis. Elle avait récemment commencé à porter secours aux Juifs de Pologne en détresse. À la fin des années 1930, l’antisémitisme en Pologne avait atteint de nouveaux sommets, autorisé par le gouvernement polonais et encouragé par une politique délibérée de non-intervention lorsqu’il était fait violence aux juifs. Cette situation incita la Fédération à offrir tout son soutien au projet du Rebbe.

En juillet 1939, le New York Daily News fit état de l’achat d’environ 160 hectares de terres en Palestine par la Fédération pour l’installation de cinq cent familles juives polonaises. L’article rapportait que ceux qui monteraient en Palestine se verraient « accorder une allocation supplémentaire pour la construction de maisons et d’autres nécessités », il précisait que ce projet s’organisait « sous la direction du Rav Ezekiel Taub de Palestine », assisté par le comité de la Fédération.

Ces plans ambitieux ne purent jamais se concrétiser. L’armée allemande envahit la Pologne et le Yabloner Rebbe se retrouva coincé aux États-Unis comme réfugié de guerre. Il abandonna immédiatement sa campagne pour contribuer à l’effort de guerre. Il essaya d’abord de rejoindre l’armée, mais elle n’était pas intéressée par un quarantenaire juif hassidique polonais. Imperturbable, le Rebbe se mit à chercher du travail dans l’industrie militaire qui se développait rapidement durant les premiers mois de la guerre grâce au programme Lend Lease qui autorisait le transfert d’armes et de matériel de défense à « tout gouvernement dont la protection est jugée essentielle par le Président pour les intérêts des États-Unis ».

Alors que la guerre en Europe s’intensifiait, le Yabloner Rebbe déménagea sur la côte Ouest, où il trouva du travail dans les chantiers navals de Californie. En 1942, le Jewish Floridian écrivit que le Rebbe travaillait comme riveteur dans un chantier naval de San Francisco. Quelques mois plus tard, le même journal nota qu’il avait déménagé à Los Angeles, où il avait trouvé du travail en tant qu’ingénieur concepteur dans un autre chantier naval. « Le Rebbe réussit à concilier son travail avec l’observation du Chabath en faisant des heures supplémentaires en semaine » expliquait-il.

En juin 1942, la BBC diffusa un reportage affirmant que plus de sept cent mille juifs polonais avaient été délibérément et systématiquement exterminés par les nazis. En novembre de la même année, les journaux américains confirmèrent le massacre tout en indiquant que la BBC avait sous-estimé la véritable ampleur du génocide. Des millions de Juifs européens avaient été assassinés par les nazis, écrivirent-ils, et les rumeurs macabres qui émergeaient du continent européen depuis plus d’un an étaient toutes vraies.

Ces récits de l’Holocauste avaient été transmis de manière fiable à la presse par Gerhart Riegner, le représentant du Congrès juif mondial en Suisse, qui en avait informé le rabbin Stephen Wise par l’intermédiaire du Département d’État américain. Le Département d’État avait d’abord tenté d’occulter ces informations, que les responsables considéraient exagérées et outrancières. Mais après avoir mené une enquête indépendante, les informations furent finalement rendues publiques, et l’horreur de l’Holocauste confirmée.

Les communautés juives des pays alliés du monde entier organisaient des rassemblements, des jours de prière et des veillées. Le mercredi 2 décembre 1942 (23 Kislev 5703) fut déclaré journée internationale de deuil. Les Juifs qui avaient de la famille dans des pays contrôlés par les nazis, ou dans des pays alliés à l’Allemagne nazie, tentaient désespérément de faire pression sur les dirigeants alliés pour tenter quelque chose – n’importe quoi – qui mettrait un terme à cette horreur. Mais à part des déclarations vides et médiocres, rien ne fut fait et le massacre se poursuivit.

En janvier 1944, sous la pression de son secrétaire au Trésor d’origine juive, Henry Morgenthau, le président Roosevelt, retira au département d’État toutes prérogatives concernant le sort des juifs d’Europe. Il créa à la place le War Refugee Board, sous sa tutelle personnelle, pour s’en occuper. En novembre 1944, son conseil d’administration publiait une courte déclaration confirmant à la fois l’existence d’un immense camp d’extermination à Auschwitz-Birkenau et l’extermination de la grande majorité des Juifs d’Europe.

Pour les Juifs d’origine polonaise, cette déclaration eut l’effet d’une bombe. Cela confirmait ce qu’ils craignaient le plus, à savoir que tous les Juifs de Pologne étaient morts – gazés, abattus, brûlés – assassinés comme des animaux dans des camps de la mort ou des charniers en rase campagne. Avant la guerre, la Pologne abritait la communauté juive la plus dynamique et la plus peuplée du monde. Maintenant cette communauté n’était plus, anéantie.

Pour le Yabloner Rebbe, ancien chef spirituel de Jabłonna, près de Varsovie, la déflagration fut double. Sa communauté de Jabłonna avait été exterminée avec le reste des juifs polonais, et parmi eux il y avait ceux qu’il avait renvoyés en Pologne, car ils représentaient une charge inutile pour la nouvelle exploitation agricole. Cela avait été une condition non négociable pour bénéficier de l’aide du JNF et de l’Agence juive, et malgré ses réticences, il avait permis que cela se produise. Dans son esprit, il était responsable de la mort de ceux qui étaient retournés en Pologne.

“Chaskel Taub”, Déclaration d’Intention de Citoyenneté des États-Unis, 1942.

À la fin de l’année 1944, alors que le sentiment de culpabilité augmentait en même temps que sa colère contre D-ieu, le Yabloner Rebbe prit une décision radicale. Sans hassidim, se dit-il, il n’était plus un Rebbe – un Rebbe doit avoir des hassidim. Son projet à Kfar Hasidim en Palestine avait été un échec total – et quiconque y était resté n’avait certainement pas besoin de lui, ou pire, ne voulait pas de lui. Désormais, il n’avait qu’à se fondre incognito parmi les millions d’autres immigrants.

La culpabilité fut accablante. Et, où était D-ieu dans tout cela ? Existait-t-il vraiment ? N’était-il pas évident qu’il avait complètement abandonné le Yabloner Rebbe ? Tant de vies humaines avaient été perdues ou dévastées – et lui, Yehezkel Taub, en était le responsable. Tous ses hassidim avaient été anéantis et ceux qui étaient restés en vie – à Kfar Hasidim – le haïssaient pour avoir détruit leur vie et celle de leurs proches.

Brusquement, le Rav Yechezkel Taub – le révéré Yabloner Rebbe, descendant de la dynastie hassidique de Kuzmir, autrefois maître de milliers de fidèles dévoués, et pionnier sioniste orthodoxe – retira sa kipa, coupa ses papillotes, rasa sa barbe, changea de nom et déposa une demande auprès des bureaux de l’immigration pour devenir un citoyen naturalisé des États-Unis.

Le 1er août 1945, Margaret Depew, gérante d’hôtel, et Albert Crapo, foreur, attestèrent connaître « Haskiel Taub » depuis décembre 1944 et certifièrent qu’il était un « homme de bonne moralité ». Ce dernier prêta ensuite serment d’allégeance. Il devint citoyen américain.

« George Ezekiel Taub Nagel », comme le désignait à présent ses papiers, évitait tout contact avec la communauté juive de Los Angeles. Il rompit toute relation avec Kfar Hasidim, à l’exception de sa famille, avec laquelle il communiquait sous le nom de code        « Uncle Dod », combinant les mots anglais et hébreu pour dire oncle. Il cessa de manger cacher et d’observer le Chabbat, les Fêtes, même Yom Kippour. Il abandonna l’étude de la Torah et ne se rendait presque jamais à la synagogue. Le Yabloner Rebbe n’existait plus, il était désormais un immigrant polonais aux cheveux gominés, au regard triste et mélancolique.


Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, les chantiers navals n’avaient plus besoin de personnel comme George Nagel. Mais ses nombreuses années dans la construction et l’ingénierie ne furent pas perdues. Le sud de la Californie connaissait un boom de l’immobilier, en particulier dans la vallée de San Fernando adjacente à Los Angeles. Les petites communautés de banlieue qui avaient jadis parsemé le paysage de la vallée fleurissaient soudainement, empiétant rapidement sur les vergers d’agrumes et les fermes qui avaient jusque-là dominé la région. Les industries du secteur de la défense, de l’espace et de l’aéronautique situées dans le sud de la Californie, étaient en pleine expansion. Elles attiraient à leur tour celles de l’électronique, de l’énergie atomique et bien sûr celles spécialisées dans la recherche et le développement. Il y avait un besoin impérieux de nouveaux logements pour ces nouveaux employés, et répondre à cette nécessité pouvait se révéler extrêmement rentable.

George Nagel saisit immédiatement cette opportunité. Il emprunta de l’argent pour acheter des terrains, et y construisit des maisons comme celles qui poussaient désormais dans la vallée. Son expérience dans le bâtiment, il l’avait acquise durant les premières années de dur labeur à Kfar Hasidim. Il rencontra rapidement le succès. Il devint riche, propriétaire d’un empire immobilier en constante expansion.

Occasionnellement, il s’associait avec un ou plusieurs entrepreneurs juifs orthodoxes survivants de l’Holocauste arrivés dans la région de Fairfax à Los Angeles, en particulier les frères Kornwassers, Mottel et Yankel. Les Kornwassers originaires de Sosnowiec en Pologne avaient perdu toute leur famille. Ils savaient qui était réellement George, mais à sa demande, gardèrent son identité secrète.

George Nagel à Los Angeles dans les années 1950.

George avait également un autre ami Yidel Rottenberg. Membre de la communauté orthodoxe, il était le fils du Kossonye Rebbe de Kleinwardein, le Rav Moshe Shmuel Rottenberg, qui avait immigré de Hongrie aux États-Unis au début des années 1930, et s’était installé à Los Angeles en 1937 en raison du doux climat qui atténuait les symptômes de son asthme chronique.

Yidel était chohet (abatteur rituel) et bon causeur. Son frère, Rav Ephraim Asher Rottenberg, avait une petite synagogue hassidique à Fairfax, mais Yidel fréquentait la synagogue du Rav Yitzhak Pinhas Ginsburg, plus proche. Il encourageait George à l’y rejoindre, et à de rares occasions, George cédait – mais seulement à condition que personne ne sache jamais qui il était.

A vrai dire, personne ne s’intéressait à lui. Il était juste une autre âme perdue qui avait atterri à Los Angeles, aspirant occasionnellement à retrouver un lien avec la vie juive traditionnelle de son passé. Il y avait des dizaines d’autres visiteurs comme lui dans les petites synagogues de Fairfax, et personne ne les questionnait sur leurs origines ou leur situation présente; après tout, tout le monde avait ses propres soucis.

Dans les années 50, le Rebbe de Sadiger-Przemyśl, Rav Mordehai Cholom Yossef Friedman, se rendit à Los Angeles, et organisa un rassemblement de Hassidim locaux un samedi soir à la synagogue du Rav Ginsburg. Yidel Rottenberg persuada George de venir y assister. Rav Friedman était l’une des plus importantes personnalités rabbiniques hassidiques du monde, leader prestigieux d’une illustre dynastie, et la visite de quelqu’un de son calibre était extrêmement inhabituelle.

Ce soir-là, il y eut beaucoup de monde à la synagogue du Rav Ginsburg pour partager le repas de la sortie de Chabbat avec le Rebbe, considéré comme un privilège spécial pour les hassidim. Mais il n’y avait pas des centaines de visiteurs, comme à New York, ou en Europe avant la guerre, où il pouvait alors y en avoir des milliers. Los Angeles n’avait pas de vrais hassidim, juste une petite poignée de survivants de l’Holocauste originaires de familles hassidiques, nostalgiques de leur jeunesse. Le Sadiger-Przemyśl Rebbe s’efforçait de rejouer pour eux la partition de leur souvenir, tentant de ranimer leur âme attristée. Mais certains ne s’y retrouvèrent pas. Tout prêt de l’endroit où George et Yidel étaient assis, un homme dit à son ami :

« Tu appelles cela un tish ? C’est une plaisanterie ; un ersatz de ce à quoi devrait ressembler un vrai tish. Je me souviens du tish du Yabloner Rebbe – mon père m’y avait emmené lorsque j’étais petit. C’était un véritable tish, avec de vraies mélodies, et une authentique ambiance spirituelle qui élevait tout le monde. Pas comme celui-ci ». Sur ce, il se leva et s’en alla.

Cet homme ne savait pas que juste en face, attentif à chacun de ses mots, se trouvait le Yabloner Rebbe lui-même – l’homme qui l’avait inspiré, ainsi que des centaines d’autres comme lui, il y a tant d’années – maintenant Juif non-observant, promoteur de logements bon marché dans la vallée. George ne dit rien, et Yidel Rottenberg non plus.


A la fin des années 60, l’économie californienne connut une crise sans précédent faisant grimper le chômage. La déréglementation bancaire avait modifié la dynamique des institutions d’épargne et de crédit. La source d’argent qui avait coulé jusque-là généreusement de la côte Est et du Midwest vers la Californie en raison de son taux élevé d’épargne, s’était tarie. Les taux d’intérêts appliqués à New York et à Chicago commençaient à égaler ceux de la Californie. Le prêt bancaire était donc limité pour les promoteurs immobiliers.

Quelques années plus tôt, George avait décidé d’investir dans un projet de construction d’immeubles, plus ambitieux que ceux auxquels il avait participé jusque-là. Alors que l’économie chutait, George découvrit qu’il n’était plus en mesure de mener à bien la fin de ce projet. Les entrepreneurs chargés de la construction n’avaient pas respecté les délais, et les appartements enfin prêts étaient médiocres et invendables. Les banques finirent par saisir ses biens et prirent possession des appartements. George était ruiné. Il tomba brusquement malade et fut transporté d’urgence à l’hôpital. Il fallut des semaines pour qu’il soit correctement diagnostiqué et traité. A plus de soixante-dix ans, et profondément conscient que son père et son grand-père paternel étaient morts jeunes, il ne pensait pas qu’il sortirait vivant de l’hôpital.

A l’hôpital, George reçut régulièrement la visite de son arrière-petit-neveu, Ehoud Yonay. Ehoud était le petit-fils de sa sœur aînée, Mihal Rahel, dont la fille Erella avait Mordehai, le fils rebelle d’un pionnier russe ultra-orthodoxe qui avait rejoint la colonie de Kfar Hasidim peu après sa fondation. La position du très laïc Mordehai scandalisait les hassidim de Kfar Hasidim. Son fils Ehoud, pas observant non plus, avait déménagé en Californie après son service militaire pour devenir journaliste au California Magazine. C’est là-bas qu’il avait rencontré son grand-oncle pour la première fois. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble, devenant très proches. Dès qu’Ehoud avait appris que George était à l’hôpital, il s’était précipité pour venir le voir. Il alla ensuite régulièrement lui rendre visite pour lui remonter le moral.

« Pourquoi ne retournes-tu pas en Israël ? » demanda-t-il à George. « Que fais-tu encore ici en Amérique, sans famille ? »

« Je ne peux pas revenir en arrière, » répondit George, « J’ai gâché leur vie et ils pensent tous que j’ai volé leur argent. Je ne pourrai jamais revenir en arrière. Oublie. Cette partie de ma vie est terminée ». 

« Et si tu y allais juste pour une visite ? »  suggéra Ehoud.

« J’y penserai ».

Mais Ehoud ne voulait pas céder. Il y revenait sans cesse. Personne ne se souciait du passé disait-il – la vie a suivi son cours. Mais George n’était pas convaincu. Après des décennies d’exil, il ne se voyait tout simplement pas retourner à Kfar Hasidim, souvenir de tant d’angoisses et de traumatismes.

« Alors, que vas-tu faire si tu te rétablis et sort de l’hôpital ? » demanda Ehoud.

« Peut-être que je ne sortirai pas, si ce n’est dans un caisson » répondit George.

« Ne sois pas si morbide ! Ne sois pas idiot ! Si tu allais mieux, tu reprendrais le travail ? »

« Jamais ! » 

« Alors quoi ? » Le journaliste en Ehoud ne pouvait se contenter d’une question restée sans réponse.

« Je pense que je veux aller à l’université, étudier la psychologie ».

Ehoud se mit à rire. « Tu plaisantes ? Université ? Psychologie ? Pourquoi ne rentres-tu pas simplement en Israël ? »

George soupira, « J’ai toujours voulu étudier la psychologie. J’ai juste assez d’argent pour vivre, donc si je ne meurs pas, j’irai m’inscrire à l’université en psychologie. C’est ce que je veux faire ».

George regarda Ehud, résolu et déterminé. Ehoud haussa les épaules. L’idée lui semblait absurde. Mais dès que George sortit de l’hôpital, il s’inscrivit au San Fernando Valley State College, passa les entretiens d’admission et devint étudiant de premier cycle en psychologie. Plutôt que de louer un appartement à Northridge, près du campus universitaire, il choisit de vivre dans le dortoir avec tous les étudiants.

George retrouva son élément; c’était comme s’il renaissait. L’étude était sa seule préoccupation et il passa la plupart de son temps à la bibliothèque – lecture, écriture, recherche. Il avait encore quelques biens, grâce auxquels il était en mesure de subvenir modestement à ses besoins, mais il déclina toute proposition de nouvelles affaires – cette partie de sa vie était révolue. Il avait réalisé que chaque jour qui lui restait était précieux, il ne voulait pas gâcher le temps qui lui restait à essayer de gagner de l’argent, dont il n’avait pas besoin et qu’il n’utiliserait jamais.

George Nagel, remise de diplôme de CSUN (California State University, Northridge), 1975.

En peu de temps, George devint une petite célébrité à l’Université, qui en 1972 fut renommée California State University Northridge (CSUN). Les journaux rapportèrent que le doyen des étudiants dormait aux côtés d’étudiants protestataires anti-guerre, dont beaucoup l’avaient adopté comme une sorte de grand-père. George prêtait une oreille attentive et était toujours heureux d’offrir des conseils – et d’innombrables étudiants se frayaient un chemin jusqu’à sa porte. Mais aucun d’entre eux ne savait vraiment qui était George. Il s’en tenait aux informations les plus banales sur son passé afin qu’on ne lui pose aucune question. Il était arrivé aux États-Unis via la Palestine juste avant la Seconde Guerre mondiale – réfugié sans femme ni enfants, sans argent ni avenir. Il était l’incarnation du rêve américain – devenu un homme d’affaires prospère puis ruiné, il voulait passer le reste de sa vie à étudier, rattraper tout le temps qu’il avait perdu dans sa jeunesse, s’instruire sur des sujets qui l’avaient toujours intéressé, mais pour lesquels il n’avait jamais pris le temps.

George fut rejoint au CSUN par son jeune « parent », Joseph Chudy, neveu par mariage de sa nièce Arella Mezrich. La famille Chudy vivait en Californie, y ayant emménagé dans les années 40, et traitait George comme un membre de leur famille. Joseph était particulièrement proche de George, mais même lui ne savait rien de la véritable histoire du vieil homme. La seule personne qui connaissait la trajectoire unique du Yabloner Rebbe et son alter ego, George Nagel, était son petit-neveu, Ehoud.

En 1975, George T. Nagel obtint une licence en psychologie. C’était une étape importante, et Ehoud espérait que cet objectif atteint, George accepterait enfin de revenir à Kfar Hassidim.

Immédiatement après la remise des diplômes, Ehoud remit à nouveau le sujet sur la table. Il était temps d’aller visiter Israël. De manière inattendue, George fut plus ouvert que jamais à l’idée, et promit à Ehoud d’aller visiter Kfar Hasidim très bientôt.

Mais il était toujours très inquiet. « Que vais-je faire s’ils me détestent encore ? S’ils me traitent avec dédain ? S’ils pensent toujours que je suis un voleur ! » interrogea-t-il.

« Quel est le problème ? » répondit son neveu, « si tu n’es pas à l’aise, tu prends le taxi pour Haïfa, tu restes à l’hôtel et embarques dans le premier vol pour Los Angeles. »

George hésitait encore.

« Je ne déménage pas, tu le sais ».

Ehud sourit, « Nous verrons bien ».

Certificat de licence de psychologie de George T. Nagel, majeure, décerné en mai 1975.


George n’était pas encore tout à fait prêt. Il décida de poursuivre une maîtrise en psychologie. Mais il ne se rendit plus aux cours, et se consacra bénévolement à un centre de désintoxication, où il prodigua des conseils à des toxicomanes en marge de la société. Il consigna soigneusement chaque cas, offrant un récit sincère de ses rencontres et de ses réflexions.

Ces récits devinrent un livre – Un recoin de Paradis, Ils s’échappèrent du Nid de Coucou – en référence au film primé aux Oscars de 1975, Vol au-dessus d’un nid de coucou. Dans le film, le groupe de patients d’un asile est confiné par la peur et l’intimidation. Dans la thèse de George, les patients sont libérés de leurs prisons mentales et réintroduits dans la société.

George avait bouclé la boucle. Sans le réaliser, il était de nouveau dans son rôle de Rebbe hassidique. Il aidait les gens en les guérissant, leur enseignant et en faisant ressortir le meilleur d’eux-mêmes. Dans ce rôle, il n’était plus George Nagel, l’homme d’affaires immigré fuyant son passé ; il était le Yabloner Rebbe, aidant les gens désespérés à croire en leur avenir.

En 1978, et il fut fin prêt pour une visite à Kfar Hassidim. Il prévint Ehoud qu’il avait réservé un billet aller-retour pour Israël. Discrètement, sans en informer George, ce dernier informa sa mère que « Uncle Dod » arrivait.

Le jour J, une voiture attendait George à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv. Elle l’emmena pour faire le trajet d’une heure et demie jusqu’à Kfar Hasidim. La voiture franchit l’entrée du village et s’arrêta devant une des maisons de Rehov Hameyasdim, où la nièce de George, Erella vivait avec son mari, Mordehai. Il ne l’avait pas vue depuis quarante ans.

Erella courut vers George et le serra dans ses bras. « Bienvenue à la maison, tonton ! » dit-elle excitée, « il y a une surprise pour toi ».

« Une surprise ? ». Il n’était pas certain que l’idée lui plaise.

« Oui », répondit-elle, « mais nous devons nous rendre au centre communautaire. Il y a quelques personnes qui t’attendent. »

Dans la salle, des centaines de personnes étaient réunies pour rencontrer l’homme qui avait fondé Kfar Hasidim. Jeunes et vieux, religieux et laïcs, hommes, femmes et enfants, tout le village était présent. Et une chaise vide au milieu, pour George. Dans le silence, il se dirigea lentement vers son siège et s’assit sous le grand panneau de bienvenue ornant le mur. Un vieil homme se leva et lui fit face.

« Rebbe, vous vous souvenez de moi ? ».

George le dévisagea, il essayait de le reconnaître.

« Je ne suis pas sûr. », dit-il, « est-ce Haimke ? Haimke Geldfarb ? »

Haimke sourit, « Oui, Rebbe, c’est moi ». Sa voix était chargée d’émotion. « Au nom de tous les résidents du village, je vous souhaite la bienvenue chez vous. Vous étiez probablement inquiet à l’idée de revenir ici. Vous pensez probablement que nous sommes en colère contre vous. Vous pensez sûrement cela parce que vous nous avez amenés de Pologne, loin de chez nous, loin de nos familles, pour construire votre rêve, pas le nôtre. Et puis tout a mal tourné, alors vous pensez que nous avons du ressentiment contre vous ». Il marqua une pause, incapable de continuer. « Rebbe, si c’est ce que vous pensez, vous vous trompez. Parce que Rebbe – vous nous avez sauvé la vie – sans vous, nous aurions tous été tués par les nazis ».

« Regardez là-bas … ». Haimke montra du doigt un groupe de personnes au milieu du couloir. « C’est mon fils avec sa femme et ses enfants, et à côté de lui mes deux filles avec leurs maris et leurs enfants. Mes parents, oncles, tantes, frères, sœurs et leurs enfants – ont tous été assassinés par les nazis. Mais nous vous avons suivi, Rebbe. Nous avons construit cet endroit. Nous avons fondé ce village. Nous avons survécu. Et c’est vous qui avez sauvé nos vies. Et pour cela, nous vous remercions. Merci pour nos vies et pour la vie de nos enfants et petits-enfants. Nous ne pourrons jamais assez vous remercier ».

Haimke se rassit et laissa sa place à une vieille dame.

« Rebbe, vous souvenez vous de moi ? » 

George la regarda attentivement.

« Sheindel, c’est toi ? »

« Oui, à présent on m’appelle Shoshana ».

Sheindel avait la gorge nouée, et les mots n’arrivaient pas à sortir. « Rebbe, Rebbe, où étiez-vous durant toutes ces années ? Vous nous avez tant manqué ! Nous avions besoin de vous ! Sans vous, nous serions tous morts et nous n’aurions pas eu cette belle vie sur notre terre, Israël. Pourquoi êtes-vous parti ? Tout s’est finalement bien passé. Regardez-nous, regardez comme nous avons de la chance. Nous avons échappé des mains meurtrières des nazis et avons construit nos propres maisons sur la terre promise de D-ieu. Vous aviez dit que nous pouvions le faire et nous l’avons fait. »

Sheindel se mit à pleurer. Des larmes coulaient sur ses joues, tandis que sa fille passa un bras autour de son épaule.

« Rebbe, rentrez à la maison, » sanglota-t-elle, « vous êtes parti depuis trop longtemps. Il est temps de revenir à la maison ».

Tout le monde était silencieux, on n’entendait plus que les sanglots étouffés de Sheindel. George regarda la salle. Tout le monde l’observait. Il baissa les yeux sur ses mains, puis regarda le sol et se leva lentement.

« Mes amis, mes chers, chers amis », commença-t-il, « Je suis tellement ému par cet accueil chaleureux. Je n’ai pas grand-chose à dire. Cet endroit, ainsi que vous tous, m’avez manqués pendant toutes ces années. Je n’ai jamais réalisé à quel point cet endroit était important pour moi et combien je comptais pour vous – jusqu’à présent. Je n’ai jamais pensé à ce que vous venez de dire. Je n’ai jamais pensé au fait que je vous ai sauvé la vie, seulement à toutes les vies perdues. Je n’ai jamais pensé à ce que je vous ai donné, seulement à ce que je vous ai enlevé. Mais maintenant, je réalise ».

Il s’arrêta quelques secondes. Puis il murmura, lentement, déterminé : « Il est temps. Je suis prêt. Je rentre à la maison. Je suis prêt. Je rentre à la maison », et il se rassit.

Après un court silence, la salle éclata dans un tonnerre d’applaudissements. Tout le monde s’était levé pour applaudir, encore et encore, pendant que George essayait de se frayer un chemin et serrait la main de tout le monde, un sourire radieux sur le visage. Le Yabloner Rebbe était de retour à Kfar Hassidim.

George retourna à Los Angeles pour régler quelques affaires et se préparer au déménagement en Israël. Il aurait voulu terminer son master au CSUN, mais il se rendit vite compte qu’il devait partir en Israël avant de d’être trop vieux. Au cours des deux années suivantes, George se rendit régulièrement en Israël pour de longs séjours, jusqu’à ce qu’en novembre 1981, il vende ses derniers biens et s’envole pour s’y installer définitivement. Il avait 86 ans.

Vers 1985, le Yabloner Rebbe avec le célèbre poète israélien Shin Shalom (pseudonyme de Shalom Joseph Shapira ; 1904-1990), qui était enseignant à l’école de Kfar Hasidim dans les années 1920.

Après plus de quarante ans d’absence, il revenait enfin vivre à Kfar Hasidim, aimé et apprécié. George Nagel retrouvait ses racines, il reprit le nom de Yehezkel Taub. Il redevenait le révéré Yabloner Rebbe. Sa barbe et ses papillotes repoussèrent. Sa kippa sur la tête, il se consacrait à nouveau à l’étude de la Torah. Le Rebbe reçut une place à l’avant de la synagogue de Kfar Hasidim où il priait désormais régulièrement. Plusieurs fois par semaine des groupes de jeunes se rassemblaient sur son porche pour écouter des enseignements de Torah et des histoires hassidiques.

Peu de gens savaient qu’il était de retour en Israël et, en réalité, peu de gens ne s’en souciaient. Les pionniers de Palestine de 1920 – 1930 étaient un lointain souvenir, remplacé par l’État d’Israël florissant et dynamique. Le Yabloner Rebbe était une relique d’un rude passé qu’on préférait oublier. Il n’intéressait personne en dehors de sa propre famille et des habitants de Kfar Hasidim. Même Kfar Hasidim avait aussi considérablement changé depuis son début. Il y avait à présent un nouveau quartier ultra-orthodoxe – Kfar Hasidim Bet – abritant une yeshiva de renommée internationale, ironiquement d’obédience lituanienne et non hassidique.

Mais ce peu d’attention ne dérangeait pas le Rebbe. Il ne souhaitait pas attirer l’attention sur lui. Après plus de quatre décennies à vivre sous un pseudonyme à Los Angeles, toute publicité n’aurait fait que remonter des souvenirs, enfouis, pénibles.

Dès le début de l’année 1986, le Rebbe commença à se sentir faible. Il rendit l’âme paisiblement le 22 mai de cette année-là. Il avait 90 ans. Ses funérailles furent modestes, en présence des habitants de Kfar Hasidim. Le Rebbe fut enterré au cœur du cimetière, parmi les tombes de tous ceux qui l’avaient suivi d’Europe pour créer une exploitation hassidique en Eretz Yisrael, soixante ans plus tôt. Bien que les choses ne se soient pas déroulées comme prévu, ensemble, ils avaient osé rêver et persévérer. Kfar Hasidim avait perduré malgré les nombreuses difficultés et défis, et malgré l’absence de son fondateur principal pendant tant d’années. Mais il avait finalement terminé sa vie avec eux, achevant une histoire qui avait commencé en 1924.

La pierre tombale du Rebbe fut installée dans le mois suivant son enterrement, comme c’est la coutume en Israël. L’inscription décrit son illustre ascendance et sa plus grande réalisation :

Ci-gît le Grand Rabbin Yechezkel Taub, le « Yabloner Rebbe », fils du grand rabbin Yaakov Taub. Dernier descendant de la dynastie qui a commencé avec le grand rabbin Yechezkel de Kuzmir, disciple du « Voyant de Lublin »… en 5685, il conduisit ses hassidim jusqu’en Eretz Yisrael où il racheta les terres de Harbaj, Harchieh et Sheikh Abreik. Fondateur de Nahalat Yaakov, connu, plus tard, sous le nom de Kfar Hasidim.

Sa trajectoire remarquable le fit passer du statut de Rebbe hassidique polonais admiré, à celui de pionnier sioniste acharné, puis accusé, honni, réfugié de guerre, il devint ouvrier de chantier naval, promoteur immobilier prospère puis ruiné, et étudiant en psychologie. Puis, retrouvant ses origines, il finit sa vie en Rebbe hassidique apprécié. Son parcours est certainement l’un des plus surprenants du siècle dernier.


Publié initialement dans Tablet, le 17 septembre 2018. Avec nos remerciements spéciaux à Reouven Bouhanna pour avoir traduit l’article original en anglais du Rabbi Dunner en français.

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